Oracles hydrologiques

En cette période de faibles crues submersion généralisée de la France, toute nouvelle pouvant relier cataclysmes et climat est évidemment la bienvenue. C’est ainsi que dans un beau mouvement conjoint, Sciences et Avenir, Libération, 20 Minutes, Le Nouvelobs, Le Point, Europe 1, France 3 Ile-de-France, CNews, BFM (entre autres !) se sont lancés dans un grand travail journalistique ont recopié une dépêche de l’AFP (qui n’est plus accessible en ligne) annonçant que « les inondations vont se multiplier en Europe, selon une étude », à cause du vilain CO2, bien entendu. On apprend dans ces articles qu’en cas d’augmentation de température de 1,5 °C (© AccorddeParisquivasauverlaplanète), le nombre de personnes affectées par les inondations en Europe augmentera de 86 %. Si l’augmentation est de 3 °C, ce chiffre passe à un impressionnant 123 %, qui est battu par le 145 % d’augmentation du coût des dégâts causés par ces inondations.
Or en matière de chiffres et de relations mathématiques, il en existe une bien connue de tous les climato-réalistes :

Utilisation de données avec au moins trois chiffres significatifs

+

Locution « selon une étude de la très prestigieuse revue… »

=

Travail isolé, bâclé et non recoupé mais prophétisant un cataclysme imminent, donc valorisable

Cette uneétude-ci ne fait pas exception à la règle. Remercions Sciences et Avenir et BFM qui, parmi les médias cités précédemment, sont les seuls à donner la source de la uneétude. Étant donné sa grande qualité et sa portée universelle, cet article de la revue sobrement nommée Climate est libre d’accès, ce qui permet à tous les citoyens de le contempler de plus près.

Le but annoncé par les auteurs est le suivant :

Le présent article cherche à répondre à deux questions importantes : est-il possible d’identifier des tendances cohérentes et indépendantes des modèles utilisés sur le risque d’inondations en Europe avec le changement climatique ? Quelles sont les raisons des différences (et similitudes) entre les résultats annoncés par les modèles ?

(« The present work aims at answering two relevant questions: can we identify consistent, model-independent trends in flood risk in Europe under climate change ? What are the reasons for the differences (and similarities) among projected model results ? »)

Des modèles qui ne prévoient pas le passé…

Les cinq auteurs ont donc utilisé trois groupes de modèles pour prévoir les conséquences de hausses de température de 1,5 °C, 2 °C et 3 °C (toujours envisager plusieurs scénarios, ça fait sérieux, ça ne prend pas plus de temps et ça remplit du papier) sur les risques d’inondations, en termes de coût et de nombre de personnes touchées. Comme ils ont fait ça sérieusement, ils ont commencé par « étalonner » leurs modèles sur une « période de référence » : les années 1976 à 2005. Cela donne ceci pour les coûts annuels (en millions d’euros) des inondations :

Couts ref

Les trois lignes horizontales pour chaque pays représentent les résultats de chacun des trois groupes de modèles (ISIMIP, JRC-GL, JRC-EU), avec la moyenne (petit trait noir), la barre d’erreur correspondant à un écart-type (barre colorée en bleu, violet ou vert selon les modèles) et les valeurs extrêmes (points). La large bande beige représente les valeurs effectives de coûts fournies par diverses sources, pour cette période 1976-2005. Les auteurs annoncent fièrement (et sans rire) que « dans la plupart des pays, les intervalles de confiance des groupes de modèles recoupent la gamme des coûts économiques publiés » (« In most countries, the confidence bands of the ensembles intersect the range of reported economic losses. »). Vu la largeur des gammes des coûts, il aurait été difficile de n’avoir aucune intersection avec les modèles !

Le résultat est encore plus impressionnant en nombre de personnes touchées par les inondations au cours de cette période de référence, données ci-dessous en milliers de victimes par an :

Pop ref

Mêmes légendes que pour la figure précédente ; la bande donnant le nombre de personnes touchées par les inondations (bande beige fine) ne provenant que d’une seule source au lieu de plusieurs dans le cas des coûts, est nettement plus étroite. Ainsi, pour l’Italie, le modèle ISIMIP annonce qu’il y a eu entre 180 000 et 300 000 personnes touchées par des inondations chaque année de la période 1976-2005, le nombre réel étant de quelques milliers. Ce qu’on appelle un triomphe de la modélisation.

… et qui divaguent sur le futur

Totalement confortés par cette confrontation de leurs modèles aux observations, les auteurs passent donc aux prédictions. Pour l’augmentation relative des coûts annuels liés aux inondations, cela donne ceci :

Couts pred

L’abscisse est logarithmique ; pour chaque pays, la ligne inférieure (verte) correspond à une hausse de la température de 1,5 °C, celle du milieu (jaune) de 2 °C et celle du haut (rouge, évidemment !) de 3 °C. Les résultats du groupe de modèles ISIMIP sont des cercles, ceux de JRC-GL des carrés et ceux de JRC-EU des triangles. On remarque là aussi la parfaite cohérence des trois modèles : par exemple, en Slovaquie, quelle que soit la hausse de température, l’augmentation des coûts prédite par le modèle ISIMIP est indéfinie (mais inférieure à 5 %), celle du modèle JRC-GL d’environ 5 000 %. Le résultat sur la Lettonie est impressionnant aussi : entre – 70 % et + 50 % selon les modèles, où le modèle ISIMIP passe du plus optimiste au plus pessimiste selon la hausse de température. Parfait, « science is settled », comme disait l’autre.

Les résultats en termes d’augmentation du nombre de personnes touchées sont de la même veine et, par charité, nous ne nous acharnerons pas :

Pop pred

Des moyennes arithmétiques de grandeurs relatives pour faire bonne mesure

Tout est finalement résumé dans deux tableaux qui regroupent les prophéties rétrospectives des trois groupes de modèles pour la période de référence 1976-2005 (« Baseline ») et leurs prédictions pour les trois scénarios d’augmentation des températures.

Pour les coûts :

Couts tabl

Pour les personnes touchées :

Pop tabl

Conformément aux buts annoncés, les auteurs signalent dans l’article les « incertitudes » liées aux différents modèles et les différences de divinations entre ces trois boules de cristal.

Mais cela ne les empêche pas d’ajouter une quatrième ligne à chacun de leurs tableaux avec la moyenne (« Super-ensemble ») des trois groupes de modèles : le 123 % d’augmentation des personnes touchées pour une hausse de 3 °C correspond au passage de 350 000 à 781 000 victimes par an, ces deux derniers chiffres étant chacun des moyennes des trois modèles. 123 % là où les groupes de modèles isolés donnent 177 %, 299 % et 66 %…

Ce procédé inepte est « justifié » par cette phrase d’une confondante naïveté (dans l’interprétation la plus indulgente) :

Les résultats des projections des trois groupes de modèles et leurs distributions suggèrent qu’une moyenne sur un multi-ensemble peut être un moyen d’améliorer la robustesse des estimations d’impacts.

(« Results from the three ensemble projections and their distributions suggest that multi-ensemble averaging can be one way to improve the robustness of impact estimates. »)

Soyons justes avec les auteurs, ils reconnaissent des problèmes dans la phrase suivante :

Cependant, une caractérisation rigoureuse de l’incertitude du multi-modèle semble une tâche plus difficile, à cause de la grande hétérogénéité entre les distributions des projections des trois groupes de modèles.

(«  However, a rigorous characterization of the multi-model uncertainty appears a more challenging task, due to the strong heterogeneity between the distributions of the three ensemble projections. »)

Mais il n’empêche que ce sont les chiffres absurdes publiés dans ces tableaux qui ont été consciencieusement repris par la presse française (les 86 %, 123 % et 145 % cités en préambule sont là). Ce ne sont pas toujours les médias qui inventent les informations les plus insensées, ils se contentent souvent de reprendre ce que les scientifiques publient…

Quelques chiffres bien précis qui permettent de parer d’atours scientifiques les divinations absurdes et contradictoires de modèles incapables de prévoir le passé, une période hivernale propice (quelques crues modestes) et des annonces d’apocalypse… Voilà comment un tel « travail » a pu sortir des limbes de la science et bénéficier de reprises médiatiques pendant quelques jours…

 

 

 

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21 réflexions au sujet de « Oracles hydrologiques »

  1. Coucou,

    Euh, changement climatique, c’est pas un pléonasme ?

    Cest dingue toutes les C. que l’on peut prévoir avec un tableur !

    Quelle patience! Bravo.

    Bonne journée

    Stéphane

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  2. Bonjour,

    J’attends toujours une étude (une vraie … ) qui montrerait, comme le dit Emmanuel Garnier, la sensibilité accrue de notre société aux événements naturels extrêmes. En gros, l’aménagement du territoire mené de façon incohérente est toujours responsable de l’amplification des dégâts.
    Exemple (en live …) : les inondations …

    Bravo Benoît pour votre persévérance pour dénoncer la grande Farce !

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  3. « Une moyenne sur un multi-ensemble peut être un moyen d’améliorer la robustesse des estimations d’impacts » risque d’échapper à ceux qui ont déjà des difficultés à différencier GW de GWh ou mm/an de m/siècle…
    Quant à la « caractérisation rigoureuse de l’incertitude du multi-modèle [qui] semble une tâche plus difficile, à cause de la grande hétérogénéité entre les distributions des projections », là Mme Michu a le choix entre deux attitudes :
    – « J’y comprends rien mais je fais confiance puisqu’il l’ont dit dans le poste »,
    – ou « Ils nous prennent vraiment pour des c**s ».
    Auguste Detoeuf aurait choisi la seconde proposition.

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    • Ne pas oubliez le kW/h, entendu partout et lu même dans « 60 millions » (numéro récent sur le choix de fournisseur d’énergie).

      Les mesures en Sv/h là où aucun mammifère n’a jamais été et n’ira jamais (corium).

      Les expositions humaines en mSv sans indication de période de temps.

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  4. Aaah! le niveau scientifique de l’immense majorité des journalistes : vacuité infinie, obscure et glacée…

    Au point que la plupart d’entre eux clament avec suffisance et vanité, « Moi, j’ai toujours été nul en math. » !

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    • Ce à quoi j’aurai envie de répondre : même un « nul en math » peut savoir faire les 4 opérations, savoir QUAND les faire, et se débrouiller pour toujours donner les résultats avec les bonnes unités.

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    • Ben oui hélas ! J’ai même entendu un journaliste déclarer sans hésiter, à propos des JO que les gens auraient moins froid car il faisait deux fois plus chaud, ( ou deux fois moins froid ) la température étant passée de -20°C à -10°C …

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  5. Petite typos : deux fois un magnifique « uneétude », dont « cette uneétude…, en début d’article.
    A part ça, je ne vois rien à redire, si Madame Irma fait des prédictions… et bien ce sont de vraies prédictions… de sa boule de cristal, où est le mal ?
    Et puis il est bien connu que l’AFP dit la Vérité, toute la Vérité, rien que la Vérité (Pravda en russe).

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  6. En fait non, ces « accolements » sont délibérés. Il y a des mots comme ça, qui vont tellement bien ensemble qu’ils finissent par ne faire plus qu’un. Comme un monstresacré, un journal de vingtheures, ou le satanique lecéhaudeu.
    Ce mot « uneétude » (« unétude » doit fonctionner aussi) désigne médiatiquement un machin fait par des scientifiques, extrêmement compliqué et sur lequel le moindre questionnement est inutile car c’est par essence lavérité.
    À ce propos, il va bientôt être question ici même d’une autre uneétude, formidable aussi, sublimée par la présence de deux vedettes françaises du carbocentrisme. #teasingdefou

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  7. Dans les journaux scientifiques, il y a certes des particularités d’un domaine à l’autre. Ceci dit, quel crédit apporté à un journal capable de trouver plusieurs (?) relecteurs à quelques jours de Noël, obtenir leurs avis en 2 semaines seulement pendant cette période alors que l’article fait tout de même 19 pages, et publier l’article 2 semaines plus tard après quelques corrections? « Received: 21 December 2017 / Revised: 11 January 2018 / Accepted: 15 January 2018 / Published: 24 January 2018 ». Les journalistes semblent ignorer que les journaux scientifiques sont de qualité inégales…

    http://www.mdpi.com/journal/climate
    Climate (ISSN 2225-1154; CODEN: CLIMC9) is a scientific open access journal of climate science published online quarterly by MDPI.
    Open Access – free for readers, with article processing charges (APC) paid by authors or their institutions.
    High visibility: Indexed in the Emerging Sources Citation Index (ESCI – Web of Science) and other databases. To be added in Scopus from Vol. 5.
    Rapid publication: manuscripts are peer-reviewed and a first decision provided to authors approximately 22 days after submission; acceptance to publication is undertaken in 6.7 days (median values for papers published in this journal in 2017).

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  8. Les chercheurs appartiennent à un laboratoire de la commission européenne (je ne savais qu’elle avait ses propres labos!). Voir notamment https://ec.europa.eu/jrc/en/research-facility/european-crisis-management-laboratory .

    « Our scientific work supports a whole host of EU policies in a variety of areas from agriculture and food security, to environment and climate change, as well as nuclear safety and security and innovation and growth.

    Our research topics give a deeper insight into that support of EU policy, while you can also discover the unique laboratories and facilities where our scientists work. »

    « As the science and knowledge service of the European Commission, the JRC supports the policy-makers in the Directorates-General for Climate Action and for the Environment. »

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  9. Benoît,

    Cette étude est financée par la Commission Européenne…
    L’auteur principal travaille au JRC organe de la Commission.
    «Acknowledgments
    The research leading to these results has received funding from the European Union Seventh Framework Programme FP7/2007–2013 under grant agreement no 603864 (HELIX: “High-End cLimate Impacts and eXtremes”; http://www.helixclimate.eu). »
    Trouvé à la fin de l’article !
    Amicalement, 

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  10. A noter que depuis que la majeure partie de la France est submergée par la neige et le froid il n’y a pas encore d' »étude » qui tombe à point, rapportée par les médias pour dire que les « chutes de neige vont se multiplier en Europe ».

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    • A ce que j’ai pu voir et entendre dans les médias, l’épisode neigeux n’a pas encore engendré le sempiternel refrain du « dérèglement-climatique-causé-par-le-réchauffement ». L’occasion est pourtant trop belle pour en rajouter une couche….(de neige ?).
      Mais je ne m’affole pas pour eux : tout épisode météo, exceptionnel ou non, normal ou non, a, de toute façon son origine dans le dérèglement, réchauffement, changement, refroid- – – -, (non quand même pas !) climatique !
      On peut faire le paris que nos médias vont enfin se manifester !
      La (pseudo)-science du réchauffement a besoin de se « nourrir » de ces délires, afin d’exister !
      Climatiquement vôtre. JEAN

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      • C’est clair : le réchauffement climatique a « ouvert la porte » du pôle nord et amené le froid.

        Et comme le changement climatique fait que les enfants nés à partir de ce millénaire ne connaîtront pas la neige, cela « ouvre la porte » à plus de neige et de la neige au Sahara.

        Et réciproquement.

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