Hasard de ma pioche du jour dans ma bibliothèque, je me suis mis à lire les Évangiles apocryphes, réunis et présentés de façon passionnante par France Quéré (Seuil, 1983). Et je suis tombé sur quelques belles exponentielles.
Dans la Peur exponentielle, il est question (p. 262) de ce passage de l’apocalypse de Baruch (que j’avais déniché dans l’excellente Histoire de l’utopie de Jean Servier) :
[À la venue du Messie], chaque vigne portera mille sarments, et chaque serment portera mille tiges, et chaque tige portera mille grappes, et chaque grappe produira un cor [environ 200 litres] de vin.
L’apocalypse de Baruch n’est pas un évangile apocryphe, car elle concerne l’Ancien Testament et non le Nouveau. Toutefois, la date de sa rédaction colle assez bien avec celle des Évangiles apocryphes, et n’est chronologiquement pas très loin de ce passage d’Irénée de Lyon qui, dans son Contre les hérésies rapporte ceci (traduction de France Quéré) :
Les presbytres qui ont vu Jean, le disciple du Seigneur, se souviennent l’avoir entendu raconter comment le Maître enseignait sur ces temps-là et disait : « Des jours viendront où des vignes pousseront, qui auront chacune dix-mille ceps, et sur chaque cep, dix mille sarments, et sur chaque sarment, dix mille bourgeons, et sur chaque bourgeon, dix mille grappes, et sur chaque grappe dix mille grains, et chaque grain pressé donnera vingt-cinq métrètes de vin. Et lorsqu’un des saints cueillera une grappe, une autre grappe lui criera : je suis meilleure, prends-moi, et par moi bénis le Seigneur ! De même, le pain de blé produira dix mille épis, chaque épi aura dix mille grains et chaque grain donnera cinq chenices de pure farine. Et pour les autres fruits, pour les semences, et pour l’herbe, il en sera à proportion. Et tous les animaux, usant de ces nourritures offertes par la terre vivront en paix et en harmonie les uns avec les autres, et ils seront entièrement soumis aux hommes. »
Les 200 milliards de litres de vin par vigne offerts par Baruch sont donc largement enfoncés : 25×1025 métrètes de vin par vigne (un métrète vaut environ 40 litres). De plus, Il y a six étapes au lieu de seulement quatre chez Baruch, ce qui créé un effet de répétition qui approche bien plus de l’idée de multiplication sans fin (même si, chez les deux auteurs, la structure même de la figure de style choisie impose in fine un point de vue statique). L’exponentielle semble même devenir une sorte de « règle naturelle » chez Irénée, qui la présente comme valable non seulement pour la vigne ou le blé mais aussi « pour les autres fruits, pour les semences et pour l’herbe ». Avec cet autre détail sans doute crucial pour l’époque : Irénée (un Père de l’Église, quand même) met ces propos dans la bouche du Maître. Jésus-Christ en personne. L’exponentielle optimiste vient de se trouver une haute lignée.
Serait-ce donc de l’anti-Malthus avant l’heure : les ressources croissent de manière exponentielle alors que la démographie pourrait rester en croissance linéaire ?
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Idée très jolie et très intéressante.
Je me demande si, en théologie ancienne, il n’y avait pas implicitement une limite supérieure au nombre d’humains (sinon, où les mettre tous au jour du Jugement ?). Que la nature puisse, elle, croître sans fin suggère qu’elle a peu de valeur spirituelle.
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Cette fois-ci, c’est vous qui ré-introduisez dans vos commentaires une idée d’exponentielle inquiétante (« ressources qui croissent de manière exponentielle » , « nature qui croît sans fin »), alors que dans la petite fable heureuse de Baruch et d’Irénée, il y a un élément qui ne permet pas cette explosion.
Vous voyez comme on est affectés par cette idée de peur que l’on projette si facilement !
Dans la fable, toutes choses seront différentes lors de la venue du Messie, y compris le temps. Il ne sera plus linéaire tel que nous le concevons, ni cyclique ou hélicoïdal : il sera autre. Dès lors, la sur-abondance de la nature n’induit pas un risque d’inflation, puisque le temps ne le permet plus, et l’homme, libéré du désir mimétique d’accumulation, règne sur une nature pacifiée.
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Cher ppm451, je ne parle pas d’exponentielle inquiétante ici, au contraire. La figure de style des apocryphes est évidemment optimiste (cf. la fin de l’article). Avec les apocryphes, on est il me semble bien avant l’époque où l’exponentielle peut servir à faire peur (c’est-à-dire bien avant le XIXè, et plus encore bien avant la 2è moitié du XXè). Soit elle est « optimiste », soit elle permet de figurer la petitesse humaine (comme dans les premières versions de la légende des grains sur l’échiquier).
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Je cherchais la petite bête ! j’aurais du mettre un smiley dans le texte, pour mieux vous mettre sur la piste 🙂
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J’avais bien compris que le billet présentait une histoire « optimiste » ; je pointais sur les 2 premiers commentaires, qui ré-introduisaient une question liée à la croissance, pour remarquer qu’on revient naturellement à cette notion : on est donc bien des hommes du XXI ème siècle… ! en effet, avant, cette question des limites n’existait pas.
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D’exponentielle il n’y en a pas dans votre extrait.
De plus Irénée de Lyon n’a pu écrire un évangile apocryphe puisqu’il n’a pas vécu aux temps apostoliques. En outre, de nombreux textes de saint Jean Chrysostome sont apocryphes. C’est-à-dire attribués au Chrysostome alors qu’il ne sont pas de lui. Pourquoi pas des textes attribués à saint Irénée, mais qui ne soient pas de lui ?
Donc votre texte n’est certainement pas un évangile même apocryphe et n’est probablement pas de saint Irénée.
Là c’est plutôt vous qui cherchez à discréditer un message authentique par des billevesées sans fondement, une vieille tradition des ennemis de la foi.
Vous pouvez vous faire une idée de la doctrine de saint Irénée ici:
http://christus.fr/ecriture-et-tradition-chez-saint-irenee-de-lyon/#ref56
Mais rien ne vaut la lecture du texte authentique.
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Il y a dans cet extrait une évidente intention de suggérer l’immensité par un procédé multiplicatif qui, mathématiquement parlant, est bien en croissance exponentielle, il n’y a aucun doute là-dessus, revoyez la définition (ou voyez-là).
Le texte que je cite figure, comme indiqué en début d’article, dans un ouvrage intitulé « Les Évangiles apocryphes », tout ce qu’il y a de sérieux. Au départ, je pensais intituler l’article « Un exemple de suite géométrique finie dans un texte peut-être écrit par Irénée de Lyon », et puis vous savez ce que c’est, la flemme…
Dernier point : je ne cherche à discréditer rien du tout, je suis même plutôt admiratif d’un tel passage, même si je trouve le Lalitavistara indien (écrit peut-être à la même époque) davantage moderne dans son approche de la croissance exponentielle.
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