Je n’y peux rien : le réchauffement climatique s’est invité par deux fois dans le très beau colloque organisé hier et aujourd’hui à l’université de Liège pour célébrer le bicentenaire de la naissance d’Eugène Catalan.
Mais commençons par Catalan, parce qu’il y a une vie hors du climat et que celle de ce mathématicien et activiste du XIXe siècle n’est pas banale. Catalan est intéressant à la fois pour ses travaux mathématiques considérables et pour ses engagements politiques non moins marquants. La demi-journée d’hier était consacrée à ces deux aspects. Le côté mathématique a été abordé par Catherine Goldstein, Yann Bugeaud et surtout Preda Mihăilescu, le tombeur de la « conjecture de Catalan » qui datait de 1844 (pour un petit rappel, voir ici). Preda Mihăilescu a donné un panorama général de la démonstration qu’il en a faite en 2002. Preda est une personne tout à fait extraordinaire, aussi chaleureuse que pétrie de culture, d’une gentillesse extrême et avec le grain de folie typique de certains mathématiciens. C’est une grande chance que d’avoir pu longuement discuter avec lui. Il est bien difficile d’imaginer que ce chercheur d’exception, jovial et excentrique, a commencé sa carrière en travaillant plusieurs années dans une grande banque. Yann Bugeaud, par ailleurs co-auteur d’un livre qui explique la démonstration de Mihăilescu en en limitant autant que possible la complexité mathématique (The Problem of Catalan, Springer (à paraître)), a quant à lui fait un bel exposé général sur les équations diophantiennes, tandis que Catherine Goldstein a présenté une partie de l’œuvre prolifique de Catalan en mathématiques. À noter que Catalan lui-même a d’abord publié sa conjecture non pas comme une question qu’il soumettait à la sagacité des mathématiciens, mais comme un exercice pour étudiants ! Il semble que Catalan ne se soit pas rendu compte tout de suite de l’extrême difficulté du problème ; ce n’est que quelque temps plus tard qu’il a fait paraître la conjecture sous forme d’une véritable question ouverte. Pourtant, même si son nom reste fortement attaché à cette conjecture, au point qu’une part substantielle de la célébrité de Catalan en provient, il ne semble pas avoir travaillé dessus.
Sur le côté militant, l’exposé de Jan Vandersmissen a été très émouvant, en montrant tout le courage dont Catalan a fait preuve, allant jusqu’à accepter de renoncer à sa charge d’enseignant en refusant de prêter allégeance à Napoléon III. (Ce dernier avait décidé de l’exiger de tous les fonctionnaires de l’État.) Catalan a laissé une énorme œuvre écrite, notamment dans les commentaires sur l’actualité qu’il couchait quotidiennement dans son journal personnel. Aujourd’hui, Catalan aurait sans doute tenu un blog. L’un des engagements de Catalan les plus résolus a concerné la question de l’enseignement, le savoir étant pour lui le bien le plus précieux et le meilleur facteur d’émancipation du peuple. Homme engagé dans son temps, républicain qui fut à Paris aux premières loges des révolutions de 1830 et 1848, Catalan n’a pu jouir d’une vie plus sereine et de la reconnaissance académique qu’il méritait (reconnaissance jusque là fortement entravée par les soucis que lui causaient ses opinions républicaines) qu’à partir de 1865, date de son recrutement à l’université de Liège.
À ce jour, Catalan n’a fait l’objet que d’une seule biographie, par François Jongmans (Eugène Catalan, géomètre sans patrie, républicain sans république, Société Belge des Professeurs de Mathématiques d’expression française, 1996). Jongmans était lui aussi mathématicien de l’université de Liège ; il est décédé en mai dernier, donc pratiquement le jour des deux cents ans de la naissance de Catalan ; les organisateurs lui ont dédié le colloque.
Bon, à présent, le climat… Sa première irruption, réjouissante, a eu lieu au cours d’une conversation avec des collègues qui ont fait rouler la discussion sur le sujet et fait assaut de climatoscepticisme. L’esprit critique n’est pas mort à l’université, et les oreilles de certains climatologues ont sifflé. Je précise que les collègues en question ignoraient tout de mon avis — ce n’est pas moi qui ait lancé le sujet, et tous continuent à ignorer à quel point je suis engagé sur la question. La seconde irruption du climat, hélas moins riante, s’est produite ce matin, où avait lieu une série de trois exposés présentés devant environ cinq cents lycéens dans un auditorium du musée des sciences, au centre-ville. L’un de ces exposés devait avoir pour sujet l’un des travaux de Catalan. L’introduction, particulièrement longue, a brossé un tableau de « l’histoire de l’humanité » expliquant que l’homme « a gagné », qu’il a « conquis la planète » — sauf les pôles, mais « comme nous les faisons fondre », on devrait bientôt les conquérir aussi (en attendant que les robots nous supplantent, si si…). L’allusion au climat n’est pas allée plus loin, mais dans le cadre d’une introduction si longue, si engagée dans une vision du monde réduite à des lieux communs, et surtout si déconnectée du sujet de l’exposé, m’a mis assez mal à l’aise (indépendamment du fait que l’Antarctique est loin de fondre, l’extension de la glace de mer y ayant battu un record historique il y a à peine quelques jours en dépassant les vingt millions de kilomètres carrés). L’orateur débordait d’énergie, si bien que, chez mes collègues, l’enthousiasme qui se dégageait de l’exposé a davantage frappé les esprits que le caractère déontologiquement très limite de cette partie, que je me suis senti un peu seul à relever. Il faut heureusement convenir qu’une fois cet exposé lancé sur son véritable sujet, les choses se sont nettement améliorées.
Ma propre présentation n’est pas exempte de reproches, avec une erreur dès la première diapo sur l’énoncé de la conjecture de Catalan. « Tu sais… il faut pas trop jouer avec le signe dans l’équation », s’est gentiment moqué Preda Mihăilescu après coup. Autant la bonne équation de la conjecture de Catalan (rm–sn = 1) présente de l’intérêt, autant celle que j’ai écrite (rm+sn = 1) n’en a pas le moindre : ça m’apprendra à préparer mes diaporamas à deux heures du matin… Autre point litigieux : endosser l’avis de Neugebauer et Sachs sur Plimpton 322 est un peu daté, selon ce qu’en pense Catherine Goldstein pour qui il n’est pas si clair que cette célébrissime tablette babylonienne montre des triplets pythagoriciens. Cela dit, il est connu que si vous voulez trois avis différents sur un point d’histoire des mathématiques, il suffit de consulter trois historiens différents. Pas sûr que l’interprétation de Neugebauer et Sachs soit si fausse que ça (s’ils se trompent, alors que voulait donc faire le rédacteur de Plimpton 322 ?), mais il est vrai que le système de numération babylonienne oblige à être prudent sur la nature des nombres écrits sur la tablette — il n’est même pas sûr qu’il s’agisse d’entiers.
Pour ceux qui sont intéressés, les organisateurs du colloque ont compilé les articles des exposés, et ont fait un enregistrement vidéo des interventions (uniquement celles de ce matin). Tout devrait prochainement être en ligne de ce côté-ci.